vendredi 3 janvier 2014

Speaking for trees: une certaine histoire de l'Amérique


En 2004, quand le projet Speaking for trees est sorti, j'avais déjà quatre bonnes années d'écoute intensive des albums de Cat Power dans les dents et autant de fascination totale pour le personnage de Chan Marshall. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment ces disques ont compté pour moi? Pas d'idée précise si ce n'est qu'ils me donnaient l'impression de voir une âme à nue, qu'ils prouvaient qu'en musique, la technique n'est pas à ce point importante mais aussi, surtout, parce qu'ils m'ont ouvert la porte vers d'autres territoires tout aussi luxuriants. Effet poupée russe toujours aussi fascinant de l'art, lorsque vous écoutez les premiers albums de Chan Marshall, impossible de ne pas ressentir l'envie d'aller plus loin dans votre compréhension de l'Amérique.

Musicalement, Cat Power a toujours invité à sa table ce qui fait l'essence de la culture musicale américaine à grands renforts d'hommages à ses personnages de légende, blancs, noirs, issus du monde du blues, du folk, du jazz. Le magnifique Covers Records en est l'exemple parfait. Une sélection de titres emblématiques poussés dans leurs extrêmes. Voix mise en avant, économie de moyens, chansons parfois amputées de leurs refrains populaires, l'exercice de la reprise a toujours été un domaine dans lequel Chan Marshall excellait; ici elle donne un nouvel écho à ces standards faisant entendre leur souffre ou leur désespoir latent, leur romantisme aussi. Écouter également les reprises sommaires et pourtant déchirantes qu'elle peut offrir au fil des émissions de radio, concerts et autres d'artistes tels que Hank Williams, Bob Dylan, Duke Ellington ou encore Buddy Holly c'est comprendre son attachement viscéral à cet héritage culturel. 



 

Culture vivante par ailleurs tant Chan Marshall ne se contente pas de célébrer le passé. Elle a ainsi offert une peel session d'anthologie reprenant quelques bribes d'artistes contemporains, eux aussi totalement symboliques de la culture américaine, tels que Mary J Blige, faisant un pont dans son interprétation avec les grandes références telles qu'Ella Fitzgerald.



 

Mais si l'Amérique est autant présente dans la musique de Cat Power, elle l'est également dans ses textes, et notamment dans l'album You are free. Une Amérique particulière, celle des déclassés, des fous, de cette classe encore ouvrière traversée par les malheurs (Baby Doll). On peut y voir là encore l'héritage du storytelling à la Dylan mais, Chan Marshall ne l'a jamais caché, c'est également le résultat d'une histoire personnelle, d'origines cherokee, de fantômes trop présents, d'éducation par la rue et de vapeurs d'alcool. Chez Cat Power la folie rode. On boit trop, on aime trop, on a des hallucinations et on divague facilement. On fait avec ce qu'on a et on a peu, une vieille guitare et un piano pas totalement fantastique. Pas étonnant qu'on ait un temps fricoté avec le pas très marrant mais sensationnel Bill Callahan, autre artiste de la folie profondément américain.

 

Par son impudeur, sa capacité à mettre en musique ses failles, et sa voix également pâtinée par le chagrin et la vie, Chan Marshall évoque un autre grand destin américain, Billie Holiday, destin tragique en moins à priori.



 

Dans ses textes, Chan Marshall parle souvent de destins qu'ils soient réalisés ou fantasmés. De tragédies certes comme dans Names mais également de ces légendes qui ont permis au peuple américain de se forger autour d'un mythe, la possibilité du rêve. Mohammed Ali en tête.




Les chansons de Cat Power sont traversées de cette envie de raconter l'Amérique du côté des opprimés, de ceux qui en bavent d'où l'envie de se relancer dans la lecture d'Une histoire populaire des Etats-Unis d'Howard Zinn. Une somme certes mais surtout un ouvrage passionnant qui envisage l'histoire de l'Amérique du côté des victimes et non de celui des vainqueurs afin de montrer combien, en parallèle de la mythologie du rêve, cette société a pu se construire sur la violence des rapports humains.

Alors pourquoi Speaking for trees est-il important alors même qu'il est si peu connu? 

D'une part, d'un point de vue formel, il signe une ultime collaboration entre Chan Marshall et Mark Borthwick, photographe issu de la mode mais dont le travail a toujours outrepassé ce cadre a priori formaté. 
 

En sort un objet très particulier: un DVD sur lequel on peut voir Chan Marshall seule avec sa guitare électrique dans une clairière. Nulle possibilité de se raccorder à quelque chose de connu vu qu'on ne sait pas où on est. On comprend rapidement qu'il est ici question de littéralement parler pour les arbres ou plus exactement de chanter. La prise de son volontairement grossière en rajoute une louche vu qu'elle vise à englober le tout, la voix prise dans l'ambiance sonore de la nature (le bruit du vent qui se lève, les oiseaux). Une sorte de célébration pastorale de la musique. Prolongement naturel de deux ambitions artistiques: filmer le rapport entre l'homme et la nature pour Borthwick qui a toujours pris soin de montrer combien ce lien était essentiel, dépouillement et solitude pour Chan Marshall qui à cette période n'apprécie rien tant que de chanter sans public. Speaking for trees est un film inclassable tant il est dépourvu d'artifices, impossible de parler de clip vu l'absence d'effets et l'impression que le montage s'est fait à la hâche, délire de vidéaste non plus car trop éloigné d'une quelconque école artistique.




D'autre part, d'un point de vue musical, on retrouve ici toutes les marottes chères à Chan Marshall. Une set list foutraque qui fait se mêler compositions personnelles et standards (Blue moon, From fur city, Knocking on heavens doors ). Chan Marshall semble jouer ce qui lui dit, quand bon lui semble. Si elle bute sur une note, elle insiste, si elle a envie de passer à autre chose au bout de deux mesures, elle le fait. Si elle a envie d'imiter les oiseaux, elle s'arrête. Une jolie parenthèse musicale qui vous donne envie de connaître les versions originales et de comprendre pourquoi celles-ci sont importantes à ses yeux. Mais si l'on parle de musique réellement, c'est dans la deuxième partie de Speaking for trees que se niche la véritable merveille, Willie Deadwilder. Rencontre inattendue et pourtant évidente, d'une dizaine de minutes, entre Cat Power et le formidable M. Ward. Ce morceau peut être vu comme une espèce de symbiose magique entre leurs deux univers, la maîtrise technique de Ward, sa très grande connaissance de la musique américaine et sa sensibilité  au service d'un texte superbement tragique. Une perfection de chanson permettant de réunir deux artistes qui aurait du cohabiter plus souvent. Malheureusement, cela ne s'est pas fait. 

 

Aujourd'hui, Chan Marshall signe toujours de très belles chansons mais de manière moins systématique. Son univers est moins habité, le côté rageur de ses premiers albums (Nude as the news en tête) a disparu, on la sent épuisée, peut-être moins inspirée ou trop sensible aux moyens dont désormais elle dispose. L'album The greatest lui a donné une reconnaissance internationale, un côté plus mainstream dont elle s'accomode mal, n'étant jamais aussi superbe que dans l'inconfort.  Mais c'est quand elle chante l'Amérique qu'on la retrouve en pleine possession de ses moyens.


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